Les livres du mois
Histoire
Fortune de mer
par Evelyne Pieiller, mai 2014
On pourrait croire les clichés et les rêveries liés à la mer éternels comme elle. Mais, comme le rappelle l’historien Alain Corbin (1), « un paysage est d’abord une lecture ». Et la lecture change selon les conceptions du monde... Des films Pirates des Caraïbes à l’informatique, la figure du pirate est demeurée une légende active, qui a durablement capturé le« bateau de l’imaginaire populaire (2) ». Mais le prestige des baleiniers d’antan, longtemps objets d’une admiration sidérée — ce dont témoigne fastueusement Moby Dick, de Herman Melville (1851) —, s’est aujourd’hui effacé : la pêche industrielle et la nécessité de protéger les espèces les ont rétroactivement condamnés. Pourtant, eux aussi ont connu d’étranges rivages et fait mentir les préjugés. Et chez eux non plus « il n’existe pas d’hommes soumis »...
Anglais, Français, Américains, tous sont aventuriers dans l’âme, même quand ils sont chirurgiens — on a le plaisir de croiser Arthur Conan Doyle. Ils racontent (3), au fil du XIXe siècle, les glaces du Nord et les cabarets des îles, l’épopée d’un travail hallucinant, la camaraderie entre matelots quelle que soit leur couleur de peau et la découverte impavide d’autres sociétés. Canaques, Maoris, Papous : leurs pratiques sont détaillées très amicalement. Cannibalisme ? En voie de disparition, et sans goût particulier pour les Blancs — trop salés. Paresseux, les « indigènes » ? Mais « pourquoi exalter comme une vertu ce besoin d’agitation » ? Non, les sauvages, ce sont les « civilisateurs » avides, ou les concurrents qui trichent, « une foule de pirates qui viennent vous barboter votre propriété. Y a pus qu’à quitter l’métier et s’faire brocanteur ! ».
Paradoxalement, les flibustiers, si l’on devait s’en tenir au dictionnaire (4) qui les recense, susciteraient moins d’amitié. Cartes, glossaire et chronologie sont précieux, mais les six cents notices — capitaines, ports et armateurs — sont souvent trop détaillées pour ne pas égarer le profane, tout en évitant de donner les définitions qui s’imposent (qu’est-ce qu’une lettre de marque ?). Certes, on découvre la piraterie cosaque et les origines de la Boston Tea Party, annonciatrice en 1773 de la guerre d’indépendance américaine. Mais sont absents, exemplairement, Olivier Misson, fondateur vers la fin du XVIIe siècle de la communauté libertaire Libertalia, ou encore l’élégant Edward John Trelawny, ami du poète Percy Bysshe Shelley et néanmoins pirate en mer de Chine. Autant dire que l’esprit dissident de ces marginaux, leurs rêves d’égalité, révélés discrètement par Daniel Defoe dans sonHistoire générale des plus célèbres pirates (1724) et déployés plus récemment par l’universitaire Marcus Rediker, brillent par leur absence...
L’essai de l’historienne américaine Gillian Weiss (5) aurait pu constituer un long complément à ce dictionnaire, puisqu’elle s’y intéresse au rachat de Français devenus esclaves après leur capture par des corsaires ottomans en Méditerranée, pour l’essentiel entre le XVIe et le XIXe siècle. Mais l’ouvrage, qui postule un lien étroit entre la question des esclaves et la construction de l’appartenance française, colonisation de l’Algérie y compris, semble avant tout déterminé à intenter un procès à ce que l’auteure nomme la « francité » et aux Lumières à partir de notions quelque peu anachroniques (le « métissage culturel »). Il reste en revanche discret sur les enjeux économiques et politiques du transport maritime en Méditerranée, ainsi que sur les traités de paix et de commerce qui lièrent Paris à Alger. Autant se consoler en lisant la version qu’en donna, presque à chaud, Miguel de Cervantès (6) : il fut esclave à Alger de 1575 à 1580.
Evelyne Pieiller
http://www.monde-diplomatique.fr/2014/05/livres/
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