Pourquoi le monde est-il submergé de selfies ? La question me hante depuis quelques années. Le mot a été ajouté en 2013 à l'Oxford English Dictionary (OED), et, dans le cas invraisemblable où vous vivriez complètement à l'écart des réseaux sociaux, en voici la définition : une photo de soi que l'on fait soi-même, avec le téléphone ou un appareil photo numérique, et que l'on met sur Facebook. Mais pourquoi donc, au nom de tous les saints, fait-on cela ?
Sur Wikipedia, on dit que le premier auteur de selfie était un daguerréotypiste. Le selfie a commencé, c'était prévisible, avec le premier processus chimique qui a popularisé l'ancêtre de la photographie. La grande-duchesse Anastasia [1901-1918] s'est fait un selfie, en 1914, dans un miroir. Avant cela, il y avait, bien sûr, l'autoportrait. Mais ce dernier est une démarche artistique beaucoup plus laborieuse, dans laquelle, pour ainsi dire, l'auteur prend le pas sur le sujet. Le selfie est l'inverse, celui qui prend la photo est moins important que le photographié – fussent-ils la même personne.
Le selfie de la grande-duchesse Anastasia Nikolaïevna, 1914
La photo gèle le mouvement et le temps
C'est ce qui transparaît également des différentes versions du selfie, dont la plus effrontée est la "cosmique". Je ne pense pas seulement aux astronautes, mais aussi au robot Curiosity, qui a amplement mérité ce nom en photographiant sa propre tête, en septembre 2012. Les politiciens se font également des selfies (Barack Obama, David Cameron), de même que les people (Inna, Ellen DeGeneres).
Sur la plateforme Tumblr, on trouve le blog Selfies at Funerals (Selfies à des funérailles) – qui se lie, curieusement, à ce que disait Roland Barthes dans La Chambre claire – note sur la photographie (1980) : "La photo, gelant le mouvement et le temps, contient in nuce la Mort, jusqu'au point où la mort en devienne dénuée de son sens prémoderne, religieux ou rituel (ce que la photographie reproduit à l'infini n'a lieu qu'une fois)."
Au-delà de ces détails factuels et plus encore – facile à trouver sur Internet – l'étiquette que l'on peut le plus souvent coller sur le selfie est : l'égoïsme, l'exhibitionnisme. Mais n'y a-t-il vraiment que cela ? Pourquoi les facebookers ne font-ils pas la même chose avec des mots au lieu de photos ? Ou bien avec des messages vocaux ?
De l'allure spectrale des selfies
Mais voilà que je m'égare. Revenons à la grande-duchesse Anastasia. J'étais obsédée par l'histoire de la photographie et de la mort (Anastasia Nikolaïevna a été fusillée, avec toute la famille du tsar Nicolas II, quatre ans après avoir pris cette photo). Anastasia, par ailleurs, avait agi comme un utilisateur de MySpace, car, à l'époque de MySpace (et encore moins à celle d'Anastasia), les téléphones avec deux appareils photo – des deux côtés de l'écran – n'existaient pas, donc les selfies se faisaient à l'aide d'un miroir.
Mais entre Anastasia et MySpace il advint une régression technologique inimaginable, appelée, dans les prospectus de supermarchés, flash intégré. Aujourd'hui, il n'y a presque plus d'appareils – ou téléphones – sans flash intégré, hormis sur le haut de gamme destiné aux professionnels. D'où l'allure spectrale des selfies sur MySpace, ceux de première génération, où la photo du sujet est lacérée par le faisceau lumineux du flash se reflétant dans le miroir.
Du miroirphone au miroirfax
Enfin, dans tout ce soliloque, le mot clé est "miroir". De fait, l'iPhone, une fois qu'il s'est vu affligé d'un deuxième appareil photo du côté de l'écran, est devenu miroir. Il est probable que bien des gens, dont je fais partie, s'en sont servis littéralement à cet escient, en voulant voir comment leur allait tel chapeau ou manteau dans un magasin où ils ne trouvaient pas de miroir. Les téléphones d'aujourd'hui parviennent à être n'importe quoi d'autre sauf des téléphones, c'est bien connu.
Sur Wikipedia, on dit que le premier auteur de selfie était un daguerréotypiste. Le selfie a commencé, c'était prévisible, avec le premier processus chimique qui a popularisé l'ancêtre de la photographie. La grande-duchesse Anastasia [1901-1918] s'est fait un selfie, en 1914, dans un miroir. Avant cela, il y avait, bien sûr, l'autoportrait. Mais ce dernier est une démarche artistique beaucoup plus laborieuse, dans laquelle, pour ainsi dire, l'auteur prend le pas sur le sujet. Le selfie est l'inverse, celui qui prend la photo est moins important que le photographié – fussent-ils la même personne.
Le selfie de la grande-duchesse Anastasia Nikolaïevna, 1914
La photo gèle le mouvement et le temps
C'est ce qui transparaît également des différentes versions du selfie, dont la plus effrontée est la "cosmique". Je ne pense pas seulement aux astronautes, mais aussi au robot Curiosity, qui a amplement mérité ce nom en photographiant sa propre tête, en septembre 2012. Les politiciens se font également des selfies (Barack Obama, David Cameron), de même que les people (Inna, Ellen DeGeneres).
Sur la plateforme Tumblr, on trouve le blog Selfies at Funerals (Selfies à des funérailles) – qui se lie, curieusement, à ce que disait Roland Barthes dans La Chambre claire – note sur la photographie (1980) : "La photo, gelant le mouvement et le temps, contient in nuce la Mort, jusqu'au point où la mort en devienne dénuée de son sens prémoderne, religieux ou rituel (ce que la photographie reproduit à l'infini n'a lieu qu'une fois)."
Au-delà de ces détails factuels et plus encore – facile à trouver sur Internet – l'étiquette que l'on peut le plus souvent coller sur le selfie est : l'égoïsme, l'exhibitionnisme. Mais n'y a-t-il vraiment que cela ? Pourquoi les facebookers ne font-ils pas la même chose avec des mots au lieu de photos ? Ou bien avec des messages vocaux ?
De l'allure spectrale des selfies
Mais voilà que je m'égare. Revenons à la grande-duchesse Anastasia. J'étais obsédée par l'histoire de la photographie et de la mort (Anastasia Nikolaïevna a été fusillée, avec toute la famille du tsar Nicolas II, quatre ans après avoir pris cette photo). Anastasia, par ailleurs, avait agi comme un utilisateur de MySpace, car, à l'époque de MySpace (et encore moins à celle d'Anastasia), les téléphones avec deux appareils photo – des deux côtés de l'écran – n'existaient pas, donc les selfies se faisaient à l'aide d'un miroir.
Mais entre Anastasia et MySpace il advint une régression technologique inimaginable, appelée, dans les prospectus de supermarchés, flash intégré. Aujourd'hui, il n'y a presque plus d'appareils – ou téléphones – sans flash intégré, hormis sur le haut de gamme destiné aux professionnels. D'où l'allure spectrale des selfies sur MySpace, ceux de première génération, où la photo du sujet est lacérée par le faisceau lumineux du flash se reflétant dans le miroir.
Du miroirphone au miroirfax
Enfin, dans tout ce soliloque, le mot clé est "miroir". De fait, l'iPhone, une fois qu'il s'est vu affligé d'un deuxième appareil photo du côté de l'écran, est devenu miroir. Il est probable que bien des gens, dont je fais partie, s'en sont servis littéralement à cet escient, en voulant voir comment leur allait tel chapeau ou manteau dans un magasin où ils ne trouvaient pas de miroir. Les téléphones d'aujourd'hui parviennent à être n'importe quoi d'autre sauf des téléphones, c'est bien connu.
Mais imaginons un scientifique soviétique des années 1950 qui aurait inventé quelque chose comme un miroir lié à un câble électrique capable de transmettre l'image à distance – disons un miroirophone ou miroirofax. Cette image absurde nous offre une perception plus claire de ce que peut faire, réellement, le banal mobile, pour nous – et de nous.
Le dispositif qui nous permet de capturer les selfies est, ainsi, un miroir passage. Qui n'a pas été inventé par le scientifique soviétique, mais par Lewis Carroll dans De l'autre côté du miroir (1871). La deuxième histoire d'Alice, celle où l'héroïne passe à travers un miroir et arrive dans un monde à l'envers, pour en émerger, à la fin, comme d'un rêve.
comme Alice dans le pays au-delà du miroir
A l'image du miroir de Lewis Carroll, le selfie est perméable, comme un rideau, et permet au protagoniste de s'immerger dans un autre monde. Un monde enchanté, dans lequel les tableaux bougent, les pendules – ou le temps – sourit d'un visage humain, et les pièces d'échecs sont vivantes. Vu qu'Internet est constitué de portails avec divers contenus, dont des images animées, et qu'une infinité de pièces ont pris vie avec la création de jeux vidéo, on peut mieux comprendre où nous sommes arrivés. L'autoportrait de Facebook est plus proche de l'avatar de Second Life que de l'œuvre d'art, c'est une manière de se transposer dans un autre monde, enchanté.
Le problème est de ne pas se mettre à s'identifier à son selfie, celui qui flatte l'ego et montre le protagoniste tel qu'il a choisi d'être. Sinon, on devient comme Alice dans le pays au-delà du miroir : dans le rêve de quelqu'un d'autre, incapable de devenir réel(le), même en pleurant de toutes ses larmes. Parce que les larmes non plus ne sont pas réelles.